Maurice Thorez
Union française et démocratique
Pour le programme du Conseil national de la Résistance
Une armée, une police, une administration
L’hebdomadaire catholique Temps présent, a publié hier une importante interview de Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français. Nous la reproduisons in extenso ci-après. Les questions sont naturellement laissées par nous dans la forme que leur a donnée le rédacteur de Temps présent, M. Michel P. Hamelet.
Le Parti communiste se proclame le champion de l’union des Français ; il veut mettre un terme à la lutte fratricide des partis. Comment concevez-vous, monsieur le secrétaire général, cette union des partis dans la plus grande union française ?
— Nous sommes dans la nécessité d’achever ce que nous avons heureusement commencé : la bataille contre l’hitlérisme, contre l’Allemagne. Nous avons, avant-guerre, tenté bien des efforts pour unir tous les Français contre le péril menaçant. Nous n’y sommes malheureusement pas parvenus. Maintenant, nous nous trouvons unis à travers quatre années de résistance à l’ennemi. Cette union, qui a été nécessaire pour chasser les Allemands, pour écarter Vichy, doit être continuée pour achever la victoire et construire une paix durable.
C’est au sein du C.N.R., où tous les partis sont représentés avec le sentiment de leurs responsabilités que cette union des partis doit s’exprimer et se manifester.
Comme je prononce les mots : parti unique, mon interlocuteur m’arrête :
— Certaines confusions, que je veux croire involontaires, dit-il, ont été faites entre l’idée d’un seul parti des travailleurs et le prétendu parti unique. Dans les conditions actuelles de la démocratie en France, il y a place pour différents partis. Mais nous pensons que les travailleurs — et plus particulièrement les socialistes et les communistes — peuvent aboutir à se confondre dans un seul parti. Partant de cette base, peut-être, plus tard, pourra-t-on penser à un grand parti du peuple étendu aux paysans, aux classes moyennes et aux intellectuels. Ce qu’il faut actuellement empêcher, c’est l’émiettement politique de la France en partis rivaux qui ne présenteraient qu’une caricature de la démocratie et un danger pour elle...
En ce qui concerne les groupements et mouvements de résistance : union de tous « dans un seul et large mouvement de toutes les forces françaises et démocratiques ».
Mais les mouvements de résistance correspondaient à la lutte clandestine. Actuellement les conditions sont changées. De même qu’ils ne doivent pas s’éparpiller, les mouvements ne doivent pas tendre à se substituer aux partis...
Pour le programme du Conseil national de la Résistance
L’existence de plusieurs partis, dont la nécessité est reconnue par le secrétaire du Parti communiste, ne suppose-t-elle pas un pluralisme politique dont l’existence doit se manifester non seulement dans l’action quotidienne, mais encore en période électorale ?
— Certes, quand nos prisonniers seront revenus, lorsqu’ils s’agira de composer l’Assemblée constituante, alors chaque parti devra se présenter avec son programme. Jusque-là, nous sommes partisans de l’union dans la Résistance.
Sont-ce les mêmes raisons qui inspirent au Parti communiste son attitude à l’égard des nationalisations ?
— En ce qui concerne les nationalisations, nous nous en tenons au programme du C.N.R. Mais la question essentielle en ce domaine s’exprime pour nous autrement : nous réclamons la confiscation pure et simple des biens des traîtres, des entreprises qui s’appellent Renault, Kuhlmann, Berliet, les Aciéries du Nord, etc.
D’une façon générale, nous réclamons la confiscation de toutes les entreprises du Comité des Forges, qui a travaillé à la défaite de la France.
Est-ce là votre programme ? Maurice Thorez sourit :
— Ce n’est pas là notre programme, ce n’est pas le programme communiste. Nous n’avons pas à demander actuellement l’application du programme communiste, puisque nous sommes unis dans le C.N.R. avec d’autres partis non communistes. Nous faisons honneur à la signature que nous avons apposée au bas du programme du C.N.R. au mois de mars 1944...
Revenons à la « mystique d’union ». Au nom de cette mystique, les revendications syndicales doivent-elles être provisoirement abandonnées ?
— Les revendications syndicales et, en général, les revendications des masses ne doivent pas être opposées au problème de la production. Pour satisfaire les revendications essentielles et immédiates des travailleurs, il faut développer la production et, réciproquement, pour développer la production il faut faire droit à ces revendications...
Là encore les nécessités de la guerre et de la victoire (tout pour Ie front). dominent cet apparent cercle vicieux.
Une armée, une police, une administration
Dans son récent discours d’Ivry, Maurice Thorez a franchement abordé un sujet brûlant, celui des gardes patriotiques. On a pu s’émouvoir ou s’étonner de la position nouvelle prise sur ce problème par le Comité central du Parti communiste : les gardes patriotiques ne doivent plus être maintenues.
Le secrétaire général du Parti communiste s’explique :
— II y a un gouvernement, il doit y avoir une armée, une seule ; il doit y avoir une police, une seule. Dans la lutte contre l’ennemi ou contre ses agents, contre les traîtres et les saboteurs, il appartient à tous les Français de faire entendre leur voix, en particulier par le truchement des groupements ou mouvements de Résistance. A l’usine ou au village par l’intermédiaire des Comités patriotiques. Mais tous les groupes armés doivent disparaitre...
De même, ajoute mon interlocuteur, les C.D.L. ne doivent pas se substituer aux administrations et les Comités locaux de Libération ne doivent être que des Comités patriotiques...
S’agit-il là, comme on l’a dit, d’un « tournant » du Parti ?
— Non, il n’y a pas de tournant. Notre ligne n’a pas varié : faire échec au complot hitlérien qui visait à l’anéantissement de la France, gagner la guerre.
Le marxisme n’est pas un dogme
Cependant, ne peut-on prétendre que le marxisme s’est adapté aux circonstances ?
— Le marxisme, c’est une science. Cela signifie qu’il est en continuel développement, en continuel enrichissement. Précisément, il n’est pas un dogme parce qu’il n’est pas une révélation faite une fois pour toutes, mais une méthode d’investigation, une méthode de connaissance qui oblige à chaque instant à tenir compte du développement des différents facteurs qui conditionnent telle ou telle situation...
Opposer le marxisme aux courants spirituels constitue pour le secrétaire général du Parti communiste une erreur grossière.
— Marx et Engels ont toujours tenu compte des idées et des problèmes spirituels. « Quand une idée s’empare du monde, a écrit Marx, elle devient une force matérielle. »
Cependant, une certaine évolution ne s’est-elle pas produite en U.R.S.S., sur ce plan, avec Staline ?
— L’évolution qui s’est produite en U.R.S.S. n’est pas le fait des dirigeants soviétiques, mais bien celui du clergé orthodoxe. Le pouvoir soviétique a toujours reconnu la liberté absolue des cultes : cela est écrit dans la Constitution. Mais l’événement important réside dans le fait que le clergé orthodoxe — hostile au début à la Révolution — s’est rallié franchement. II en est de même des musulmans. Quant aux catholiques, il y a toujours eu des prêtres catholiques à Leningrad et à Moscou...
En France, les communistes tiennent pareillement compte des éléments qui agissent sur le développement de notre pays, qu’ils soient matériels ou spirituels. Nous sommes partisans de la liberté de conscience. Ce n’est pas une nouveauté. Quant à moi, comme Engels, j’ai toujours considéré que déclarer la guerre à la religion était une bêtise...
Au nom de l’union des Français, faut-il « cantonner » la théorie de la lutte des classes ?
— Ce sont les faits qui répondent à ces questions comme aux autres. Si on analysait sérieusement les causes de la défaite de 1940 et de la situation dramatique dans laquelle notre pays s’est trouvé et se trouve encore plongé, on verrait que la cause essentielle est l’égoïsme de certains cercles privilégiés qui ont sacrifié délibérément les intérêts de la nation à la défense de leurs privilèges. C’est un fait. La lutte des classes est un fait. Or, aujourd’hui, il ne s’agit pas d’instituer un débat sur l’existence de ce fait ; il s’agit de rassembler toute la nation pour gagner la guerre...
Internationalisme et patriotisme
Ainsi, le Parti communiste affirme avec force qu’il ne s’est pas renié. Mais cette attitude intransigeante sur le plan national n’est-elle pas en contradiction avec l’internationalisme de base du Parti ?
— L’internationalisme du Parti communiste a été exprimé par le communiste Timbaud qui est mort a Châteaubriant en criant : « Vive le Parti communiste allemand ! » et en ajoutant : « Vive la France !... »
L’entretien devrait être terminé sur ces mots. Cependant je demande encore : Tous les communistes pensent-ils de même ? Sur votre aile gauche...
— II n’y a point d’aile gauche, ni d’aile droite, dans notre Parti. Le Parti communiste n’a jamais été plus uni autour de son Comité central dans l’effort qu’il accomplit avec tous les patriotes pour arracher au plus vite la victoire sur l’Allemagne hitlérienne.
Le matérialisme dialectique, bien loin de s’effrayer des contradictions de la vie, sen nourrit et les fait siennes. Le Parti communiste français de la même façon peut revendiquer, sinon la ligne droite, au moins le réalisme et le bien fondé de la ligne suivie. Les communistes prétendent toujours plaquer aux réalités. Ce sont les réalités qui changent et non pas eux. Tel est, me semble-t-il, le sens des déclarations que vient de faire à Temps présent Maurice Thorez. A Ivry, le 21 janvier, le secrétaire général du Parti communiste parlant devant son Comité central, n’a pas craint de le proclamer :
« La situation est nouvelle, nos méthodes sont différentes... »